Bordeaux, le 25 octobre 2019
Par Jean Vermeulen
« Cultiver l’Art de l’Écoute… » : Voilà la mission d’Haizebegi1.
Ce festival des musiques du monde et mondes de la musique est orchestré comme chaque année par Denis Laborde2, son directeur artistique.
J’ai assisté au week-end d’ouverture de ce festival qui se déroulait sur dix jours.
La Patagonie est à l’honneur cette année : Rencontrer les derniers représentants des peuples premiers de ce bout du bout du monde me semblait du plus grand intérêt et je n’ai pas été déçu ! De plus ce festival a réussi à me faire voyager en Patagonie de multiples manières.
Tout d’abord avec Paysages sans visages de Terre de Feu 3 de Lauriane Lemasson4 :
Dix-huit paysages en noir et blanc, paysages sans humains, où la nature nous est présentée sans fards dans toute sa beauté originelle.
Des QR-codes délivrent pour chaque image l’ambiance sonore du lieu où a été prise la photo. C’est une immersion totale…sons et images. Ce nouveau procédé est une très belle découverte. On s’attarde sur chaque image, baigné dans son fond sonore. On y est…il n’y a plus de frontières. La superbe finesse des tirages met en valeur cette lumière australe dans toutes ses nuances, du noir au blanc.
Immersion visuelle encore avec le travail des jeunes plasticiens Federico Vladimir Pezdirc et Pablo Esbert Lilienfeld.
Ils ont présenté des extraits de leur court métrage Cantos del Hain5 inspiré du rite d’initiation des jeunes hommes en Terre de Feu. Leur approche est des plus intéressante et novatrice: ils mettent à mal la méthodologie des ethnologues qui ont rétribué des Yagans pour qu’ils re-fassent cette cérémonie hors de son contexte rituel. Critique tout en poésie…mais révélatrice d’une mise en scène orchestrée par des « scientifiques ».
Immersion sonore également avec The Last Voice6 de Joaquin Cofreces qui enregistre les sons de cette terre du bout du monde, habités par le vent, la pluie générant une multitude de sonorités. Le public écoute cela dans une obscurité totale laissant ainsi libre court à l’imagination pour y apposer des images. Chacun vit son Ushuaïa intérieur pour qui se laisse aller…
Le point d’orgue a été la Cérémonie de Résilience.
Immersion historique avec « Ici il y avait un zoo humain ! » par Gérard Collomb7 :
L’histoire de ces peuples maltraités, déplacés et parqués dans nos zoos. Quel choc !
Ces exhibitions humaines ont été perpétuées dans beaucoup de zoos et pas qu’en France.
A l’époque, la nouveauté de ces « humanimaux » était considérée comme un facteur d’augmentation de fréquentation et donc de revenu pour ces zoos.
Leurs vêtements, plutôt leur absence de vêtements, devaient également accroître l’intérêt des visiteurs vivant dans un siècle pour le moins pudique et puritain. Au Jardin d’Acclimatation de Paris cela a duré vingt-six ans, de 1877 à 1903 ! On y a «exposé» des humains de toutes origines sauf européennes. Déracinement, voyage, malnutrition et maladies ont causé la mort de nombre d’entre eux.
Ces «indigènes» étaient rétribués pour un séjour dont ils ne pouvaient imaginer ni les conditions, ni les conséquences sur leur santé. Ils étaient considérés comme une attraction, rien de plus. Leurs corps, habitats et rites étant exhibés pour un public friand de nouveauté. Ce qui peut nous choquer à l’heure actuelle doit pourtant être vu à travers les idées et la morale de l’époque. Idées et morale majoritaires qui offraient un terreau fertile à la prévalence de la race et des abus perpétués en son nom. Triste évocation…
Des expéditions allemandes (1907-1923) ont réalisé en Patagonie des captations sonores de chants Yagans. Les enregistrements originaux sur rouleaux de cire étaient conservés au Musée Ethnologique de Berlin. Leur écoute lors de la cérémonie qu’ils nommèrent de résilience, en présence des représentants Indiens Yagans et Selk’nams, a permis au public de découvrir ces chants autochtones de la Terre de Feu, qu’on disait disparus depuis 1950.
L. Chr. Koch8 remit à chacun des représentants un CD contenant ces chants, forme de réparation et de reconnaissance pour les descendants des Patagoniens. Ceux-ci reçurent ce témoignage sonore avec une émotion palpable.
Puis vint l’évocation d’une injustice :
la conservation dans nos musées de restes humains provenant de ces peuples méconnus. Augmenter la fréquentation de nos musées en a probablement été une des raisons. L’étude de ces «restes» humains a certes, permis de donner des réponses à certaines questions que les archéologues et anthropologue se posaient et parfois se posent encore sur la disparition de ces civilisations. L’anthropométrie a ainsi alimenté les théories justifiant la différentiation raciale.
Enfin, au delà de l’immersion culturelle, la rencontre humaine…
Mirtha Salamanca9, représentante du peuple Selk’nam, nous conta l’histoire de son peuple victime de la colonisation, déprécié, maintenu en esclavage ayant subi un génocide légalisé et rétribué. Mais pour Mirtha, ce n’est pas de l’histoire. L’histoire ne s’invente pas, elle se ressent. C’est le vécu de ses arrières grands-mères, grands-mères et mère qui ont été témoins de toutes ces horreurs. Souvenirs transmis de génération en génération qu’elle nous relata d’une voix empreinte d’émotion et de dignité :
« Avant toutes choses, je voudrais préciser que nous n’avons pas de race. Ce sont les chiens qui ont une race. Nous sommes humains comme vous et pourtant nous avons tant subi! Nos hommes ont été pourchassés comme des animaux, mutilés, déportés et maintenus en esclavage. Nos hommes étaient les victimes principales de ces agissements. Nous les femmes, devenues pour la plupart veuves, furent réduites à l’esclavage et violées. Les enfants métisses nés de ces violences perdaient toute appartenance à notre peuple et sa culture. Notre langue et nos rites ont été interdits et c’est pour cela qu’on nous a dit disparus ! Pourtant je suis là, devant vous, reconnaissante d’avoir été invitée pour en témoigner ».
Mirtha parla aussi de la place de la femme au sein de leur communauté suite à la disparition des hommes :
« Il faut savoir qu’au début les colons rétribuaient les nouveaux immigrants pour chaque oreille qu’ils coupaient à un indien qui avait osé manger un de leurs moutons. Quand il n’y eu plus d’oreilles à couper ils furent payés pour chaque tête ramenée. C’est ainsi que nos hommes disparurent…Nous les femmes sommes de fait devenues les gardiennes de notre culture que nous communiquions en cachette à nos enfants et, étant devenues les seules survivantes de notre peuple, nous avons appris à prendre les décisions nécessaires à notre survie sans nos hommes. Nous sommes devenues, malgré nous, des guerrières !
Ah ! Et je voulais dire également que nous essayons de récupérer les corps des nôtres que détient encore le Musée de l’Homme à Paris. Nous leur avons envoyé une lettre officielle demandant leur restitution. Ils n’ont même pas répondu. Cela m’attriste. Pour nous ces corps ne sont pas du patrimoine, ce sont les dépouilles de nos ancêtres, de notre famille.
Nous sommes heureux d’avoir reçu ces enregistrement de nos chants. Mais comme il a été précisé ; nous sommes là également pour obtenir le retour des restes humains de nos ancêtres conservés dans vos musées. Cinq corps, des bouts de corps dans cinq petites boites, ont déjà été récupérés et enterrés où l’on estime que ces personnes ont été enlevées. Trente-trois autres corps conservés pour étude sont encore retenus, dont quinze en Angleterre… ».
Elle nous fit remarquer que nous étions le 12 octobre 2019. Ce jour est célébré en Espagne comme la « Fête de l’Hispanicité », précédemment appelé « Fête de la Conquête » pour célébrer le 12 octobre 1492… Conquête pour les Espagnols, invasion pour les Indiens.
Ce 12 octobre est une journée de deuil pour ces derniers ! A tel point que chaque année le peuple indien fête le 11 octobre comme étant le dernier jour de cette liberté qu’il perdront le lendemain, il y a maintenant plus de six cent ans.
Victor Gabriel Vargas Filgueira10, représentant Yagàn, nous raconta toutes les difficultés rencontrées lors du rapatriement de ces cinq corps:
« Nous avons été arrêtés par la douane à notre arrivée à l’aéroport de Santiago parce que nous transportions des restes humains! Le retour de ces corps, dans cinq petites boites, fut donc plus compliqué que leur départ de Patagonie!
Ce retour fut pourtant récupéré politiquement par les autorités locales à grand renfort de drapeaux, fanfares et discours officiels».
J’ai demandé à Victor si leur action de reconnaissance avait une orientation politique. Il est évident que je pensais aux divers mouvements marxistes qui ont été actifs en Amérique latine et renaissent par endroits. Sa réponse fut très claire :
« Notre mouvement est apolitique. Nous nous considérons comme des citoyens normaux, avec les mêmes devoirs et les mêmes droits. Pourtant les relations entre notre communauté et l’État sont régies par le Ministère des Affaires Indiennes. N’est-ce pas une forme de ségrégation ? Certains verront cela comme une ségrégation positive, mais nous n’en avons pas besoin. Nous sommes un peuple résistant et pré-existant. Pour nous faire entendre nous pratiquons la désobéissance civile et restons à l’écart de tout Parti politique. Nous ne voulons pas être récupérés. Nous sommes non-violents, car si nous lançons une pierre, le gouvernement en fera une montagne ! Nous voulons exister et être reconnu avec nos différences. Cela pose un problème pour le système établi car l’Indien, de par sa culture et son mode de vie, est le plus grand ennemi du Capitalisme. Nous respectons avant tout la nature, notre Mère, pas l’argent. Bien que nous ayons subi une éducation dirigiste qui a occulté le génocide indien, mais nous savons d’où nous venons et les valeurs que nous voulons défendre».
José German Gonzales Calderon, artisan pécheur Yagàn, pris la parole pour nous confier ses craintes quant à l’avenir de leur moyens de subsistance :
« J’ai quitté l’école lorsque j’avais quinze ans et j’estime que je n’y ai rien appris. Tout ce que je sais me vient de mon père. Il m’a appris la pêche. Il m’a enseigné la nature. Il m’a appris à écouter le vent et à lire dans les nuages pour rentrer avant la tempête.
Mais tout ce que m’a appris mon père n’est plus applicable…Nous ne pouvons plus prédire le temps à cause du réchauffement climatique. Nous ne pouvons plus exploiter les crustacés à cause des algues rouges qui prolifèrent. Nous ne pouvons plus pêcher dans nos zones traditionnelles déclarées zones militaires. Pour exercer notre métier, on nous demande maintenant des diplômes et du matériel que nous n’avons pas. Cela nous empêche de gagner notre vie et favorise la pêche industrielle qui ne vise que le profit et non la préservation ! »
Je ne pouvais quitter le festival sans aller remercier les survivants de ce peuple oublié. Je savais que ces embrassades étaient des adieux. En partant, je fus comme troublé par un sentiment de double appartenance, étant descendant aussi bien des victimes que des bourreaux.
1 – www.haizebegi.eu : HAIZEBEGI, Revue Annuelle d’anthropologie de la Musique, 2019, Munduko Musiken Etxea.
2 – CNRS – EHESS Paris.
3 – Photos au cloître de la Cité des Arts.
4 – Ethnomusicologue et photographe , Pairs ; karukinka@outlook.com
5 – http://www.pabloesbertlilienfeld.com/pabloesbertlilienfeld/Cantos_del_Hain_EN.html
6 – Prix Phonurgia Nova 2008, écoute : https://soundcloud.com/gaitelyrique/joaquin-cofreces-the-last-voice
7 – Chercheur au CNRS Paris.
8- Directeur du Phonogramm-Archiv de Dahlem
9 – Membre du Conseil Participatif Indigène Argentin
10 – Premier Conseiller de la Communauté Yagan Paiakola de Terre de Feu, anime également des ateliers de sensibilisation à l’art de la vannerie yagan.
Pour contacter Jean Vermeulen :
Sa page Facebook
Son email : jcfvermeulen@gmail.com
Son téléphone : 07.83.73.19.47
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